Celui qui portait la Lumière [PV]

Le carillon glissait sur la porte puis tintait doucement ; Petite mélodie régulière qui s'éteignait tranquillement, devenue anodine à l'oreille du cirier.

- Bonjour, risquait à mi-voix l'homme sur le pas de la porte.

Keleen ne répondait pas.
Le client allait simplement se promener entre les étals, observer, comparer les bougies et cierges qui se dressaient devant lui, fiers de leur apparence. L'artisan avait fait en sorte de proposer une collection éclectique, variée. Des courtes scènes historiques sculptées dans de petites bougies, aux grands cierges colorés, des formes qu'il avait parfaites et lissées aux basiques mèches à la cire dégoulinante préparées pour les chandeliers, il semblait présenter de tout en matière de porteuses de lumière. Son travail était décent, élégant, et respectait du tout au tout les lois du Goût qu'apportaient les nouvelles de la Mode.

Souvent, l'habitué venait simplement se servir pour éclairer sa bâtisse durant la fin du mois. Parfois, le mondain venait réquisitionner son lot de décorations éblouissantes lors des grands événements. Il arrivait que le pauvre vienne quémander quelques lumières de basse qualité, dans l'espoir de bénéficier d'un peu de clarté dans la misère. Chacun se présentait à un moment ou un autre. Depuis son ouverture, la boutique de Keleen avait facilité la vie de tout le quartier, qui n'avait plus besoin de traverser la ville pour faire sa réserve éclairante.

Le Butineur travaillait au fond, derrière le comptoir, dans une pièce ouverte sur la galerie. Au dessus des premières marches à côté dudit comptoir pendait un grossier panneau "PRIVE". Laissant son client faire son choix, Keleen s'était attelé à tout un attirail de cierges basiques qu'il vendait à la dizaine ; Il remplaçait les quelques lots qui venaient de partir. C'était un travail simple mais répétitif, et il préférait s'y mettre plutôt que de ne rien faire et perdre du temps. Il versait tour à tour la cire encore chaude et liquide, dans la multitude de pots qu'il avait lui même formés, autour des mèches durcies, accrochées à une barre de métal au dessus des récipients. En s'activant, il pensait, réfléchissait, polissait les recoins de son esprit. Le client viendrait au comptoir et lui présenterait sa requête.
Il connaissait la pièce depuis des mois.


- Monsieur, répéta le client.

Keleen se retourna vivement.

- RESTEZ DERRIÈRE LE COMPTOIR !

Alors que l'homme s'exécutait, le ciergier restait coi, ébahi, immobile, les yeux perçants et la bouche entrouverte. Le salaud avait eu la foi de venir jusqu'à lui et de lui toucher le dos pour le prévenir de ses achats. Ne pouvait-il pas attendre un peu ? Pourquoi cette insistance ? Il pouvait l'appeler sans problème depuis le comptoir.

- Pourquoi vous ne m'avez pas appelé ?

- Mais je l'ai fait, répondit immédiatement son interlocuteur.

Keleen n'était pas décidé à approfondir le sujet et discuter la patience de l'acheteur ; Celui-ci s'en ira et tout reproche serait vain. Il revint à son tour au comptoir et toisa les cierges multicolores qu'avait choisi son chaland.

- Ca fera dix pièces d'or, annonça-t-il.

- Merci. Dîtes, vous faîtes partie de la Nouvelle Aube ?

Keleen releva la tête et observa l'homme en face de lui, d'un œil scrutateur. Il avait changé de sujet en un rien de temps, comme si ce qui venait de se passer n'avait aucune importance. Le Butineur décida qu'il n'allait pas oublier son affront de sitôt.

- Mmmh non, je sais à peine ce que c'est.

- Ah. Parce qu'ils ont accroché une affiche juste à côté de votre porte, déclara le client.

- C'est pas vrai.

- C'est vous ? Accusa-t-il.

- Non, répondit l'autre du tac-au-tac.

Keleen observa le bonhomme. Le blond de ses cheveux s'éteignait dans le pelage court qui lui servait de coiffure. Ses iris brunes étaient cachées entre ses paupières plissées, et seuls deux traits lui faisaient office d'yeux. Son visage n'avait pas les traits droits et carrés qui régalaient tant le Goût depuis des années ; Ses fossettes ne ressortaient pas, ses sourcils ne lui conféraient pas un regard assassin. Il n'était donc pas foncièrement beau, mais cela semblait lui importer le moins du monde. Son style vestimentaire était simple : Il était habillé d'un pantalon presque noir, d'une chemise grise négligemment déboutonnée sur laquelle était posée une veste de velours brune, et de chaussures en cuir, passe-partout.

Il passerait inaperçu s'il n'était pas rempli d'une confiance en soi étonnante. Il arborait continuellement une expression sereine et amusée. Son assurance face à l'agressivité de Keleen et son répondant avaient laissé ce dernier circonspect. Cet individu était intéressant.

Le cirier avait suivi son interlocuteur jusque dehors, où, à côté de celui-ci, il avait entamé un duel de regard avec le bout de papier collé à quelques centimètres de la porte. Il ne contenait aucune image ou tentative de décoration. Simples calligraphies dessinées à la plume sur une feuille hasardeusement placardée sur les murs. A croire que le contenu suffisait à convaincre la foule.

- L'Ecole de la Nouvelle Aube est présente aussi à Avain, recevez la neuvième Magie et devenez Porteur, lit-il d'une voix faussement désintéressée. Tout membre de cette Classe bénéficie d'une capacité magique extraordinaire dès son adhésion, n'hésitez pas, venez nous rejoindre au 3 de la Ruelle des Terreaux, nous vous accueillerons à bras ouverts toute la journée. Toute adhésion se traduit par un voyage vers le Dompteur afin qu'il vous offre votre nouveau pouvoir.

Keleen, hésitant, décida d'hausser les sourcils dans un signe de désapprobation.

- Qu'est-ce qu'ils sont venus afficher devant mon magasin ?! Ils vont faire fuir mes clients.

- Je pense que je vais y aller, répondit son voisin tranquillement.

- Très bien, tu es le parfait exemple.

Un semblant de rire traversa la gorge de son client et il sourit. Keleen n'y prêta pas attention.

- Et pourquoi, en fait ?

Le jeune homme se tourna vers le cirier et le fixa. Celui-ci ne broncha pas.

- Parce que c'est du nouveau, et que le nouveau fait vivre, écoute. Si je restais cloîtré dans mon quotidien je ne serais jamais venu faire marcher ton commerce. Cette histoire de Porteurs ça m'a l'air important, tout le monde commence à en parler, les nouvelles lancent déjà des rumeurs. Autant s'intéresser de près à la chose. Et puis ce qu'ils proposent, c'est pas mal. Regarde-moi ça, un nouveau pouvoir, ça vend du rêve non ?

- Peut être un peu trop, à mon goût.

- Et imaginent qu'ils aient vraiment le petit plus de tes rêves, tu as jamais voulu te téléporter, voler ou une connerie du genre ?

- Je suis Butineur.

- Ah.

Keleen décrocha alors que son interlocuteur continuait à argumenter de fond en comble. Il avait retenu l'argument qu'il lui fallait : Peut-être la Nouvelle Aube avait-elle le petit plus de ses rêves. Et si...
Il revint à ses esprit alors que son client terminait.

- Juste, comment tu t'appelles ?

- Brice.

Brice, désormais nommé, tendit la main solennellement. En guise de réponse, Keleen fit un vague sourire et hocha la tête.

- Keleen. Tu comptes y aller quand ?

Un tapotement régulier répondit aux brefs à-coups qu'avait effectués Brice sur la porte. Celui-ci jeta un œil au pied de Keleen, soudain pris de spasmes. Il semblait penser que le cirier appréhendait bien trop l'entrevue.

- On dirait que je stresse de fou, sourit Keleen, comme pour se justifier.

Les deux garçons, dont la rencontre était encore fraîche, s'étaient donnés rendez-vous le soir même. Le Butineur n'était pas sûr d'avoir eu le temps d'avaler la décision qu'il s'apprêtait à faire, et ses possibles conséquences. Le cirier avait des chances d'obtenir le pouvoir qu'il lui fallait, celui dont il rêvait, qui changerait sa vie. Il avait aussi la possibilité de tomber sur une pratique ridicule et sans intérêt, qui lui siérait le moins du monde, et qui l'exposerait aux conditions d'une organisation qu'il connaissait à peine, les Porteurs. Dans tout les cas, pensa-t-il, serait-il membre de cette communauté mystérieuse, et il n'en connaissait pas le prix. Il aurait sûrement dû réquisitionner plus de temps pour s'informer et réfléchir.
Mais bien entendu, Keleen n'angoissait pas. Jamais serait-il pris d'une quelconque anxiété pour si peu ; Du moins, c'est ce qu'il se répétait sans cesse.

Un tapotement régulier rejoint alors, crescendo, le rythme du premier, et les pas à l'unisson firent s'enclencher la poignée.
Keleen sursauta. La porte s'ouvrit sans un bruit.

- Bonjour !

Un homme aux longs cheveux bouclés et blonds, rejetés en arrière, habillé pauvrement - d'une tunique et d'un pantalon si larges qu'il paraissait s'y noyer - leur faisait face, un grand sourire aux lèvres.

- Vous venez pour ?

- Eh bien, pour les Porteurs, répondit Brice avec une pointe de doute dans la voix.

- Oui, les Porteurs, suivit Keleen.

Leur interlocuteur les toisa un instant.

- Ah, mais c'est super ça ! Entrez !

Alors que les deux compères pénétraient dans la maison, ils découvraient sur leur gauche une seule pièce, une cuisine si petite qu'il leur semblait qu'on eût pu se doucher à l'intérieur, tandis que le reste du rez-de-chaussée ne se résumait apparemment qu'à une grande salle décorée sobrement, au fond de laquelle on distinguait un escalier en bois. Dans l'ordre d'importance, Keleen nota les deux personnes assises à la table au milieu de la pièce, le chevreuil empaillé dans un coin, les rideaux blancs sur lesquels étaient cousus des cerises. Il n'avait pas vraiment à s'inquiéter, à la vue de leur cocon, lesdits Porteurs ne semblaient pas prétentieux ou agités. Mais de toutes façons, Keleen n'avait jamais eu l'intention de s'inquiéter.
Le Porteur numéro un - celui qui les avait fait entrer - leur désignait la table, ce qui les amena à rejoindre les deux autres supposés membres de la communauté, en pleine partie de carte. Keleen les détailla en deux coups d’œil. Le Porteur numéro deux était plus grand qu'eux tous autour du plateau de bois, et avait les cheveux tellement courts que seule une grande tâche grise délimitait son crâne. L'autre était une Porteuse, dont la couleur de prédilection était le jaune ; Elle arborait un carré blond, une robe jaune ample lui tombant jusqu'au genoux, et même des lentilles de contact jaunes.
Les deux s'étaient résignés à laisser leur jeu pour les accueillir. Le cirier découvrit alors qu'ils étaient assis sur des bancs, un de ses ennemis les plus vicieux, et fit ce qu'il pût pour se placer le plus loin possible du Porteur numéro deux.

- Bon, bah... tenta le Porteur numéro un. On commence par quoi ?

- Eh bah... Déjà je m'appelle Georges, Rodrigue vous a fait rentrer, et elle, c'est Violette.

- Oui, termina Violette.

- Ah, oui, remarqua Keleen.

Brice ne dit rien et attendit la suite. Keleen fronça les sourcils ; Pourquoi Violette était-elle entièrement jaune ?

- Eh bien, continua Rodrigue, vous venez pour les pouvoirs Porteurs... Et du couup, ce qu'il faut savoir, c'est que vous aurez un pouvoir magique, en addition à votre magie initiale, que vous ne connaîtrez qu'une fois le rituel effectué, et que vous devrez développer par vous même, après bien sûr l'avoir découvert. C'est très varié, vous pouvez tomber sur un peu n'importe quoi.

Au fur et à mesure du récit, Keleen et Brice souriaient. Violette poursuivit.

- Si vous êtes prêts, nous allons vous amener au Dompteur d'Etoile, notre maître à tous, qui fera le rituel sur vous. Ensuite, vous appartiendrez à l'Ecole de la Nouvelle Aube ! Et vous ferez partie de ces étoiles qui formeront la magie du futur, une magie variée et utile ! Ah et aussi, vous devrez votre respect à vos supérieurs ; Dès que vous voyez quelqu'un avec le tatouage de la Nouvelle Aube, faîtes absolument tout ce qu'il dit.

La Porteuse leur sourit. Brice avait froncé les sourcils pendant cette partie de l'entretien. Keleen le remarqua, et fit de même. Mais pourquoi donc Violette n'avait-elle pas plutôt décidé de s'habiller tout en violet ?

- Alors ? fit Rodrigue, comme un enfant excité.

Keleen reprit ses esprits et repassa les dernières phrases en boucle dans sa tête. Il ne suffisait que de rejoindre leur maître à tous, d'obtenir ses pouvoirs, avec en compensation de devoir respecter les quelques personnes qu'il ne rencontrerait jamais - car après tout, cette histoire de Porteurs ne semblait pas aller bien loin, et ne resterait pas longtemps le centre de l'attention.

- Et où se trouve-t-il, votre maître ?

- Vous voulez dire, votre futur maître ? Répondit Georges. A Ladora !